1 Certaines des thèses du livre de Nitzan et Bichler se rapprochent de celles de Temps critiques et nous avons jugé bon d’aller y voir de plus près.
Tout d’abord une critique de la loi de la valeur…
2 C’est
assez logique puisque eux aussi s’appuient sur le Castoriadis de la
période des années 1960-1965 (pseudo « Cardan ») pour
critiquer l’économisme de Marx et sa théorie de la valeur. Donc je ne
reviendrais pas ici sur cette critique puisque les références en
question sont connues, qu’elles proviennent de Castoriadis, de
Nitzan-Bichler ou encore de Temps critiques ou de notre livre L’évanescence de la valeur. Toutefois, un point me pose problème à la lecture du Capital comme pouvoir et qui est en lien avec la question de la valeur, c’est l’approche de la question du travail.
… qui n’éclaire pourtant pas la question du travail et la nécessité de sa critique…
3 Nos deux
auteurs développent une position inspirée de Castoriadis, à savoir
l’autonomie possible des formes de travail concret par rapport au
travail abstrait. Le premier permettrait une marge de manœuvre
nécessaire à la fois à la bonne marche de l’entreprise et à la bonne
santé psychologique et intellectuelle du travailleur2,
alors que le second ne serait que pure activité sociale indifférenciée
dans le capitalisme moderne. Mais qu’en est-il réellement ? La
vision dominante en sociologie du travail, en
France du moins, reconnaît une tendance à réduire progressivement
ou massivement tout travail complexe à du travail non qualifié ou
déqualifié. C’est aussi ce que montrent, par exemple, les études de
Braverman aux États-Unis sur la question ; études largement
reprises en France par des sociologues du travail comme Freyssenet
et Coriat.
4 Face à cette position, que disent Nitzan et Bichler :
5 – premièrement,
le « système » ne peut fonctionner avec des individus
automates purs (contradiction entre passivité et activité, cf.
Chatel, op.cit, p. 26-30) ;
6 – deuxièmement,
le travail qualifié, donc différencié, résiste avec l’artisanat et
se développe dans le secteur des NTIC ;
7 – troisièmement, la plupart des produits fabriqués contiennent du travail qualifié3.
Cela justifierait, au niveau théorique leur critique de la loi de
la valeur parce que toutes les formes de travail concret ne sont pas
assimilables à du travail abstrait, tout le travail n’est pas non
plus déqualifié, ce qui fait qu’on ne peut quantifier des valeurs qui
n’ont pas d’unité de mesure. Mais cela justifierait aussi, au niveau
politique, le maintien d’une perspective castoridienne de
« gestion ouvrière », à condition que ce terme soit étendu à
l’ensemble du salariat, surtout si cela est combiné avec la vision
gorzienne d’un résidu incompressible de travail hétéronome à se
partager entre tous.
8 Cette perspective ne tient pas compte de plusieurs choses :
9 – tout
d’abord, que la révolution du capital induit, de par sa dynamique
propre, une révolution anthropologique. Ce bouleversement de
l’homme comme être générique avait déjà été signalé par Pasolini en 19754,
mais aussi antérieurement, par Castoriadis lui-même, certes sous
d’autres mots, quand il dit que la dynamique du capital a liquidé les
anciennes figures archétypales (Weber) qui ont conduit à la
maturité capitaliste. Elles sont donc périmées ces figures du
fonctionnaire weberien, de l’entrepreneur schumpetérien… et du
« bon travailleur » marxiste ou anarcho-syndicaliste sur
lequel on peut compter… pour après la révolution5.
Ce travailleur conçu sur le modèle de l’ouvrier-artisan est
désormais devenu introuvable autrement que sous la figure dégradée
mais populaire du « plombier polonais » ;
10 – ensuite,
qu’il ne s’agit pas de restaurer une primauté du travail concret
qui ne serait pas capitaliste parce que comprenant une part
irréductible à la domination… pour la minorité des emplois très
qualifiés. Des pratiques singulières de travail ne changent rien à
la nature du travail en général, c’est-à-dire une forme aliénée de
l’activité générique des femmes et des hommes. Les nombreux cadres
aujourd’hui licenciés ou en situation de burn out en apportent la preuve.
11 En
privilégiant la critique de l’aliénation du travailleur dans la
division dirigeants/exécutants par rapport à celle de
l’exploitation à travers la loi de la valeur, Castoriadis a voulu
remettre de la politique dans une théorie par trop déterministe et
objectiviste, mais cette « avancée » critique est bloquée
par une vision anthropologique du travail. Castoriadis critique
la loi de la valeur, la « valeur-travail », mais pas le
travail comme valeur6.
Comme ce travail s’effectue dans l’entreprise, celle-ci est perçue
comme une sorte de sanctuaire qui s’autonomise du capital à partir
du moment où l’analyse critique se centre sur le travail et
l’expérience de la communauté-travail. Cela l’amène à isoler le
procès de travail du procès de production et à séparer le pôle
travail du pôle capital comme si ce dernier était un extérieur,
quelque chose de surajouté dont on pourrait se passer. Le lieu de
travail est le lieu de « l’expérience prolétarienne » liée à
la fois à la professionnalité au travail (c’est donc une vision
extrêmement datée puisque le procès de production n’a pas arrêté
depuis de supprimer les métiers et les qualifications pour tout
recouvrir par la notion vague de compétence7)
et aux luttes communes dans l’usine. À cette aune il devient
difficile de comprendre la dynamique de la capitalisation qui
pousse à substituer toujours plus de capital fixe au travail
(« le mort saisi le vif ») ou alors il faut reconnaître que le
procès de travail est inclus dans quelque chose qui le dépasse,
c’est-à-dire un procès de production avec ce qui en découle du point
de vue des perspectives : la gestion ouvrière (entendue au
sens large, car la composition ouvrière s’est transformée) ne ferait
que se substituer à une gestion capitaliste, mais n’apporterait
pas de changement de nature du « système8 ».
Le travail resterait prescrit par sa position dominée face à la
position dominante du capital fixe et à une production imposée et
inchangée qu’il ne s’agit pas de « gérer », l’usine est perçue
comme un territoire neutre à conquérir9. Cette perspective me paraît faible par rapport à celle que tracent les opéraïstes italiens des Quaderni rossi
à la même époque avec les thèses de Panzieri sur la nature
capitaliste de la révolution technologique en cours. Pourtant les
deux groupes entretenaient des rapports via Danilo Montaldi qui anime Unità Proletaria à Crémone.
…car « l’expérience prolétarienne » est devenue négative.
12 La perspective de SoB
est encore celle de l’affirmation du travail même si ce n’est plus
celle de l’affirmation d’une classe, le prolétariat. L’expérience
ouvrière est largement positivée comme base et contenu du socialisme
à venir même si le terme exact utilisé dans le no 11 de 1952 est celui « d’expérience prolétarienne ». En effet, pour SoB,
n’y a pas de différence entre expérience ouvrière et expérience
prolétarienne, car la seconde ne peut venir que de la première qui est
centrale dans la perspective de la « construction du
socialisme10 ».
Or, si le lieu de travail peut bien être un lieu de lutte, cela n’en
fait pas le lieu d’une communauté de lutte. C’est le lieu d’une
communauté de travail qui lie d’ailleurs dirigeants et dirigés dans
un rapport de dépendance réciproque. Mais quand une communauté de
lutte s’exprime à un haut niveau d’antagonisme, ce n’est que dans
l’émergence d’un écart avec cette communauté du travail ou alors
quand cette unité se réalise, c’est qu’elle est aussi la limite de la
lutte.
13 C’est
ce qui est arrivé pendant la grande grève chez Lip (1973). Cette grève
est remarquable parce qu’elle correspond justement à la fin d’une
époque où pouvait encore être pensée et réalisée cette unité. La
formule « les Lip », mélange d’auto-appellation et
d’imposition médiatique résume à la fois l’intensité de la lutte
d’usine centrée sur le travail et un terrain (l’entreprise) qui se
dérobe à elle. Ce glissement de terrain n’a fait que s’amplifier
depuis avec la restructuration des lieux de production, le
démantèlement des « forteresses ouvrières », la mise en
réseau des entreprises, les délocalisations et la
mondialisation.
14 L’expérience
ouvrière est devenue négative dès la fin des années 1960 et pendant
les années 1970, comme on a pu le voir, par exemple dans les luttes de
la jeunesse ouvrière en France et en Italie particulièrement. On y
trouvait déjà une véritable aversion pour cette expérience d’usine et
pour le travail en général, celle qui habite encore plus aujourd’hui
les jeunes générations issues des couches populaires parce qu’ils ne
peuvent même plus servir à une armée industrielle de réserve et qu’ils
ont donc tôt fait d’endosser les habits des anciennes « classes
dangereuses11 ».
15 Cette
expérience négative est confirmée par les types de lutte qui continuent
à flamber de façon sporadique ici et là. Les grèves desperados
du tournant des années 2000 (Cellatex, Kronenbourg, Bertrand-Faure) ou
plus récemment chez Continental prennent des formes violentes ou de
rupture avec la tradition ouvrière parce qu’elles rendent compte
non pas du refus de mauvaises conditions de travail, de
l’exploitation au travail par les cadences infernales, de
mauvaises conditions de salaires, mais d’une expulsion de force de
travail du procès de production. En cela, même si elles revêtent
toujours un caractère collectif, elles ne forment plus à
proprement parler des communautés de lutte, car elles expriment
surtout la fin de toute communauté dans les conditions de la société
capitalisée.
16 Ces
conditions de travail peuvent bien sûr encore représenter des
conditions réelles, mais ce n’est plus cela qui est en question. Les
salariés vivent directement le processus d’inessentialisation
de la force de travail dans la valorisation, la perte de
centralité du travail dans la capitalisation, la perte de
centralité du lieu strictement productif au sens traditionnel
du terme quand ils s’étonnent qu’une entreprise qui fait des bénéfices
puisse fermer.
17 [J’ouvre ici une parenthèse
sur la question de « l’expérience prolétarienne ». La notion
a quand même une drôle d’histoire et s’il est logique d’en parler
comme une des thèses de SoB, elle n’en a pas moins été une
source de conflit à l’intérieur de la revue. En effet, son origine
vient de Claude Lefort pour qui la classe ne peut pas être définie de
façon objective (la « classe en soi » de Marx, une catégorie
sociale pour les sociologues) et encore moins de façon essentialiste
(la mission révolutionnaire de la classe : « le
prolétariat est révolutionnaire ou il n’est rien »). Pour Lefort,
elle ne peut l’être que par sa pratique au travail et plus
largement son rapport au monde. La classe est donc un véritable
sujet qui n’a besoin ni de programme à définir à l’avance ni
d’organisation d’avant-garde. Tout partira donc de
« l’expérience ouvrière ».
18 Castoriadis (Chaulieu) oppose à la thèse de Lefort, les thèses de 1949 sur la nécessité du parti révolutionnaire12.
Position qu’il continuera à défendre en 1954 dans sa polémique avec
Pannekoek autour de la question des conseils ouvriers. Mais à l’époque,
la position de Lefort sur l’expérience ouvrière est encore forte parce
que son subjectivisme s’objective dans le développement de la
classe ouvrière en tant que catégorie du capital — si ce n’est en tant
que force révolutionnaire — et que le procès de production reste
encore classique, caractérisé essentiellement par l’extension
progressive de l’OST et du fordisme des années 1920-1930 ; par
contre la position de Chaulieu est toute théorique et reste au niveau
de la pétition de principe. Il n’y a pas de parti révolutionnaire et
d’ailleurs son heure n’a pas encore sonné. L’arrivée de D. Mothé ouvrier
chez Renault et qui participe au journal d’usine Tribune ouvrière avec d’autres oppositionnels à la ligne syndicale cégétiste et stalinienne (Bois lié au groupe Barta de Voix ouvrière qui deviendra plus tard Lutte ouvrière),
donne de la vigueur à l’idée d’expérience ouvrière, mais elle ne
satisfait pas complètement le groupe qui juge bon de créer le mensuel Pouvoir ouvrier (1958), sorte de synthèse entre un journal d’usine et une revue politique.
19 Si
l’idée d’expérience ouvrière persiste au moins jusqu’à la scission de
1958 avec le départ de la tendance Lefort-Simon, elle semble
disparaître ensuite… jusqu’à ce que Castoriadis (Cardan) la reprenne à
son compte à partir du no 31 de 1961 et son article
« Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme
moderne » (p. 52-53). Il y énonce que la contradiction n’est
pas entre capital et travail, mais entre production et travail,
comme si la production ce n’était pas le capital. En fait sa
position nouvelle provient de son abandon de la théorie de la valeur
en tant qu’analyse quantitativiste de répartition de la
richesse. La contradiction capital/travail peut donc être surmontée
par l’avènement d’une société de consommation qui permet de
surmonter les crises capitalistes sans qu’il y ait de crise finale.
Par contre la contradiction entre domination capitaliste et
nécessité pour cette dernière d’actionner le travail pour son propre
compte, ne peut être levée autrement que par une révolution menant à
la gestion ouvrière, ce dernier terme devant être élargi aux
techniciens et employés comme le montrent les articles de S. Chatel
dans les derniers numéros de la revue.
20 La
redécouverte par Castoriadis d’une idée ancienne peut sembler assurer
une continuité théorique, mais dans des conditions qui ont changé. Le
procès de production s’est en partie transformé, les catégories
ouvrières et le salariat aussi. L’intégration de la technoscience au
procès de production pose la question de la possibilité de sa
« récupérabilité ». Le discours de Castoriadis reste encore
industrialiste et progressiste.]
Il n’existe plus de travail et d’utilité que pour le capital
21 Revenons maintenant à nos deux auteurs et au livre Le capital comme pouvoir.
22 Il me
semble que leur position est liée à leur définition unilatérale du
travail abstrait comme travail physiologique ou travail en
général qui produirait de la valeur d’échange (charge négative) par
opposition à un travail concret (qu’il soit qualifié ou non
qualifié) qui produirait de la valeur d’usage (charge positive),
oubliant alors le second aspect de la définition du travail abstrait
chez Marx, à savoir son caractère socialisé spécifique dans le
travailleur collectif du capitalisme.
23 Ce qui
m’apparaît ici mal dégagé c’est ce que Marx voulait dire par travail
physiologique, à savoir un moment humain — malgré tout — dans
l’aliénation… qui peut permettre de dépasser et même d’abolir le
travail comme séparation de l’activité humaine et de la domination.
En restant bloqué sur les valeurs d’usage on va dans l’impasse, car la
domination réelle du capital13
a rendu caduque la distinction valeur d’usage/valeur d’échange et
vaine les discussions autour de l’utilité de tel ou tel travail14.
24 Si
l’erreur des marxistes — même des « meilleurs » — est de
réduire le travail concret au travail abstrait, il ne s’agit pas de
faire l’inverse. Le travail socialisé par le capital est du travail
abstrait/concret et c’est cette double nature proprement
capitaliste du travail qui permet de comprendre le procès
d’abstraïsation du travail, c’est-à-dire une forme de socialisation
supérieure — par exemple dans le General intellect — mais qui échappe encore plus aux travailleurs parce que cette intelligence collective se réfugie dans le capital fixe15.
25 Contrairement à ce que pensent les néo-opéraïstes autour de Negri, il ne suffit pas de s’emparer du commandement du General intellect.
Cette intelligence collective n’est pas utilisable telle quelle.
Elle n’est pas que le produit d’une séparation entre dirigeants et
exécutants, elle est aussi le produit de la domination d’un rapport
social et politique.
Un procès de totalisation du capital…
26 Nitzan
et Bichler affirment aussi un procès de totalisation du capital
rendant inadéquate la division ancienne entre des fractions du
capital qui s’opposeraient. Une banque ou un marché financier
peuvent retirer leur confiance à une entreprise, mais comment une
holding peut-elle retirer sa confiance aux unités de production
qu’elle chapeaute ? Totalisation qui rend caduque aussi les
distinctions entre capital nominal et capital fictif, entre
capital productif/travail productif d’un côté et capital
improductif/travail improductif de l’autre.
27 Nitzan-Bichler
critiquent aussi Braudel et Castoriadis pour leur distinction
stricte entre économie de marché et capitalisme comme si les deux
étaient antithétiques. Leur critique de Braudel (p. 564) recoupe
exactement la notre (cf. Temps critiques , no 15,
p. 15). Si l’erreur de Braudel paraît compréhensible puisque
ses efforts pour synthétiser les moments de la dynamique originelle
du capitalisme selon trois niveaux l’amènent à cloisonner ces
niveaux parce que la période historique étudiée est caractérisée par
un développement très inégal des différentes zones, il est
surprenant de lire sous la plume de Castoriadis : « Là où il
y a le capitalisme, il n’y a pas de marché ; et là où il y a
marché, il ne peut pas y avoir capitalisme » (Quelle démocratie ? Seuil 1998, vol VI des Carrefours du labyrinthe ) alors que Castoriadis parle du « capitalisme moderne » (le titre de son article du no 31 l’indique très clairement16)…
qui a pour but la capitalisation et la puissance
28 Un
concept important est également développé dans ce livre, celui de
« capitalisation » ; concept qui se soucie moins
d’une origine du capital nichée dans le travail, la valeur ou le
profit, mais bien plus d’un résultat et d’un but : les flux
financiers. La capitalisation, c’est la capacité d’un
« système » à tout transformer en flux financiers ou
monétaires.
29 Marx
disait déjà : « Constituer du capital fictif s’appelle
capitaliser. On capitalise toute recette juridique, en la
calculant selon le taux d’intérêt moyen, comme un revenu que
rapporterait un capital prêté à ce taux » (Œuvres,
Gallimard, vol II, p. 1755). Nitzan et Bichler montrent bien
comment à partir de là, Marx se pose la question d’une possibilité
d’un capital qui fructifie tout seul (ibid., p. 1965 et
1973-74) et finalement comment il se pose une question
fondamentale aujourd’hui pour comprendre la crise actuelle :
est-ce que cette pléthore de capital (capital porteur d’intérêt et
capital-argent) est une manière particulière de poser la crise de
surproduction industrielle (il me semble que c’est actuellement la
position défendue par l’économiste marxiste F. Chesnais) où bien
s’agit-il à côté de celle-ci, d’un phénomène particulier ? (ibid., p. 1761).
30 Marx ne
donne pas de réponse. Nitzan, Bichler et moi-même penchons pour la
deuxième possibilité, mais sans la mettre en balance avec la première
puisque la notion même de surproduction au sens classique ne nous
paraît plus valable aussi bien dans le cadre de ce que nos auteurs
appellent la « capitalisation différentielle » qui amène
les grandes firmes à s’auto-contrôler en n’exploitant pas toutes
leurs capacités ; que dans le cadre de ce que j’appelle pour ma
part, une situation de « reproduction rétrécie ».
31 Deux
exemples de cette « reproduction rétrécie » : en
premier lieu, le mode de croissance par fusions/acquisitions qui est
devenu dominant par rapport à celui de la croissance par
investissements et capitaux nouveaux ; en second lieu, le côté
— certes fondamental à court terme, mais périphérique à long terme —
des nouvelles innovations, particulièrement dans les NTIC. Les
gains de productivité qui en résultent sont négligeables par
rapport à ceux de la seconde révolution industrielle. Le premier
point est largement développé par Nitzan-Bichler, le second par
l’article « Quelque chose : quelques thèses sur la société
capitaliste néo-moderne » de Riccardo d’Este dans le no 8 de Temps critiques (1995) et repris dans le vol 1 de l’anthologie de la revue : L’individu et la communauté humaine, article consultable sur notre site.
32 Un
autre obstacle à la tendance à la surproduction est le
développement plus important du secteur des moyens de consommation
par rapport au secteur des biens de production. C’est là un point
développé par Loren Goldner (cf. dans notre no 15 le dialogue avec lui sur la crise et le capital fictif, p. 65-74).
33 Un
dernier phénomène qui lui aussi contrarie la reproduction élargie
c’est le flux puissant de liquidités en provenance des pays
émergents (cf. mon article du no 15 : « Le
cours chaotique du capital » p. 94-95) qui correspond
bien à la pléthore (ou suraccumulation) de capital porteur
d’intérêt et de capital-argent dont parlait Marx. La reproduction
élargie nécessiterait que ces sommes se transforment en
investissements traditionnels alors qu’ils servent à éponger des
dettes (américaines par exemple) ou à financer des projets
somptuaires. Reproduction rétrécie, disons-nous encore.
34 « Cette
capitalisation n’est pas connectée à la réalité, elle est la
réalité » (p.313), écrivent les deux auteurs. Cela recoupe notre
notion de « société capitalisée ». Toutefois, j’aperçois une
différence d’approche dans le fait qu’ils font partir la
capitalisation, définie comme capacité du capital à tout
transformer en flux financiers, d’une technique comptable qui est
celle de « l’actualisation ». Elle répond au principe
selon lequel la capitalisation doit être fondée sur la recherche de
revenus potentiels nouveaux plutôt que sur un calcul de coûts
« réels17 ».
Cela permet ensuite de réaliser le processus de captation de
richesses. Alors que de mon côté, je pars plutôt du processus de
domination qui permet le captage et trouve tout au long de
l’histoire du capital ses techniques appropriées : hier la
lettre de crédit et l’emprunt royal, le capital fictif des premières
sociétés par actions, aujourd’hui, les effets de levier du crédit, les hedge funds, les sociétés de capital-risque et les produits dérivés.
… à travers le nouveau rôle de l’État
35 La
position de Nitzan-Bichler sur les rapports entre capital et État est
également proche de la notre puisqu’ils avancent l’idée d’un
« État de capital » qui s’oppose aussi bien à la vision
libérale d’une opposition entre capital (liberté maximale) et État
(minimum) qu’à la vision marxiste d’une complémentarité et in fine, de soumission de l’État par rapport au capital (l’État du capital).
36 Quant à
moi, je préfère parler d’une « inhérence » entre capital et
État moderne. Une nuance toutefois : quand les deux auteurs
parlent de l’État on a un peu l’impression qu’il s’agit d’un État
intemporel. Ces formes et son rôle ne sont pas spécifiés et
distingués. Certes on peut penser qu’ils parlent de l’État dans sa
forme moderne à partir du XVIe–XVIIe siècle, donc
celui qu’analyse aussi Braudel, mais il y a de fortes différences entre
ces pionniers-aventuriers du capital que sont les cités-États de
l’époque, ouvertes vers l’extérieur, et la captation des grands
États-nations qui vont leur succéder avec une production massive en
direction de marchés qui n’empêche toutefois pas l’impérialisme et
enfin les États actuels structurés au sein de réseaux globalisés. Si
toutes ces formes ont accompagné le développement du capital, elles
ne sont pas toutes dans le même rapport avec lui.
37 Nous
avons vu les points de rapprochement avec nos deux auteurs, mais il y
a aussi, entre eux et nous, des interprétations différentes et des
oppositions :
a) Ils ont tendance à ne voir le capital que sous deux angles :
38 une
représentation symbolique du pouvoir d’un côté, une mégamachine
sociale de l’autre alors qu’il opère aussi par accumulation de
marchandises, qu’il constitue une forme de rapport social entre
capital et travail et qu’il se déploie en tant que
« civilisation matérielle » (Braudel) des individus de la
société capitalisée.
39 S’il y a
représentation symbolique, elle semble pour eux être davantage
centrée sur la notion de « valeur » que sur celle de
« capital », grâce à la polysémie du premier terme. L’oubli
du rapport social me paraît d’autant plus gênant qu’on distingue mal,
alors, comment s’exerce cette dynamique du capital et comment
opèrent les rapports de force qui agissent en son sein. Le capital
apparaît comme pur pouvoir de domination et non comme rapport de
dépendance réciproque entre les classes, groupes, individus. Les
individus ne sont pas actifs/passifs qu’au travail, ils le sont dans
tous leurs actes au sein de la société capitalisée. C’est ce qui
permet de comprendre la domination autrement que comme soumission
disciplinaire ou bien soumission volontaire.
b) On ne perçoit pas leur positionnement politique.
40 Les
auteurs parlent de « logique politique » du capital en se
référant à Marx, mais on ne voit pas de quel point de vue politique
ils parlent, eux. Ce problème surgit fréquemment quand on insiste sur
la notion de classe dirigeante… et qu’on ne dit rien sur les rapports
entre dirigeants et dirigés… ni sur les luttes. Il y a peut-être
du Castoriadis chez eux, mais un Castoriadis démilitantisé18.
41 Cette
notion de « classe dirigeante » n’est pas non plus
clairement distinguée d’une autre notion qu’ils utilisent, celle de
« capital dominant ». Celui-ci est perçu comme constitué
par les grandes firmes, les gouvernements, certaines
institutions internationales, ce que certains auteurs appellent
l’hyper-capitalisme (Dockès, Attali) ou le capitalisme du sommet
(Braudel) et que nous avons caractérisé comme le niveau 1 de la société
capitalisée. Mais justement, ce niveau ne correspond pas à une
classe ni à une vision unifiée et stratégique, même si s’y expriment
des concepts communs comme ceux de « gouvernance » ou de
« développement durable ». Il est quand même très
difficile de faire entrer dans la même classe, un oligarque russe,
un haut membre du PC chinois, un dirigeant de la FED ou du FMI, le
baron Seillière, Bill Gates, la Bundesbank, F. Chérèque et N. Notat et
les grandes ONG !19 ».
42 Leur
critique (souvent juste) de certaines bases de la critique
marxiste de l’économie politique me paraît s’appuyer sur des éléments
peu convaincants, à savoir la théorie de K. Popper sur la
possibilité de réfutation20
et amène nos auteurs à privilégier ce qui est quantifiable (le prix)
alors qu’ils font pourtant la critique des conceptions
quantitatives et substantielles de la valeur. Il me semble qu’il y
a là une influence non assumée de l’école néo-classique et surtout
de tout le fonctionnement actuel de la science économique
anglo-saxonne dominante21.
43 Si nous
privilégions aujourd’hui une analyse par les prix, ce n’est pas
principalement parce qu’ils sont calculables et
« vrais », mais parce qu’ils sont un moyen d’enlever le voile
de la valeur et donc d’être une arme pour les luttes.
c) cette absence de positionnement politique clair me semble induite par une confusion.
44 Alors
qu’ils parlent pourtant d’unification du capital et de
l’impossibilité à maintenir des camps strictement délimités entre
fractions du capital, leur insistance sur la notion de
« propriété absente », reprise de T. Veblen, les amène à
concevoir une opposition entre ces propriétaires absents (fonds de
pension, actionnaires, investisseurs institutionnels,
bénéficiaires de stocks options) et les managers, les premiers
organisant finalement un sabotage industriel — là encore l’idée
est reprise de Veblen… et donc relève d’une toute autre époque, ce que
semble parfois oublier nos auteurs — pour accroître non pas une
accumulation et une croissance générale, mais une capitalisation
différentielle (cf. p. 394). On est alors pas très loin de
retrouver une opposition entre producteurs de richesses d’un côté
et un pouvoir réduit à la puissance de captation de la finance de
l’autre, ce qui ne semble pas pourtant correspondre à la position
globale des auteurs.▪
Notes
1 – Jonathan Nitzan et Shimshon Bichler, Le capital comme pouvoir. Une étude de l’ordre et du créordre, Max Milo, 2012.
2 – Ce point est d’importance dans la nouvelle orientation de la revue à partir de la scission avec Pouvoir Ouvrier. On peut ainsi se reporter à l’article de S. Chatel : « Hiérarchie et gestion collective », no 38, p. 26-43 (1964).
3 – J’ai déjà eu cette
discussion avec Claude O. et Daniel S-J au sein du réseau Soubis
(disponible sur demande à la revue). La difficulté réside dans la
méthode : est-ce qu’on tient compte des proportions ou non,
est-ce qu’on parle en termes de tendance, etc. ?
4 – Cf. Écrits Corsaires et Lettres luthériennes, Champs-Flammarion.
5 – Il n’est pas
question de nier le plaisir que peuvent provoquer la passion de
l’activité pour les travaux très qualifiés ou le plaisir du travail
bien fait en général. Mais la recherche d’un « bon
travailleur » pour les temps futurs d’après la révolution résonne
comme une idéologie, ouvriériste certes, mais idéologie quand même. Et
de toute façon, elle réserve bien des déboires à ses partisans. Un
exemple historique édifiant nous en est donné par Michael Seidman
dans sa brochure Pour une histoire de la résistance ouvrière au
travail, Paris et Barcelone pendant le Front populaire français et la
révolution espagnole (1936-1938), Échanges et Mouvement, 2001.
6 – Cette position est bien synthétisée dans l’article cité de Chatel, p. 37.
7 – Je ne nie pas
qu’il existe encore des métiers et des qualifications
pointues ; je cherche juste à dégager le sens général.
8 – Daniel Mothé
poussera à bout cette logique : d’abord en tant qu’ouvrier chez
Renault, puis en tant que responsable de la CFDT, enfin en tant que
conseil d’entreprise.
9 – Est-ce une influence lointaine de Trotsky qui croyait que l’armée blanche pouvait devenir rouge ?
10 – C’est très différent de la perspective de Tronti qui, dans Ouvriers et capital
(1967) fait du caractère prolétaire et du salariat le centre, par
rapport au travail où le salarié ne peut qu’être réduit à une
fraction du capital, à du « capital variable ».
11 – Sur cette expérience ouvrière négative, cf. Après la révolution du capital, p. 224-225 et la note 125. Cf. aussi « Jeunes en rébellion » dans le no 13 de Temps critiques. Cette jeunesse en rébellion dont justement SoB et l’IS avait bien su percevoir dès le début des années 1960, le contenu subversif potentiel.
12 – Le débat a lieu dans le no 10 de Socialisme ou Barbarie
en 1952 sous le titre : « Le prolétariat et le problème de la
direction révolutionnaire ». Il faut remarquer que ce débat
est biaisé par le fait qu’il ne porte pas sur ce point précis de
l’expérience prolétarienne, mais sur la question de l’organisation
et accessoirement sur celle de la conscience.
13 – Pour une définition de domination formelle et domination réelle du capital, cf. Marx, Le VIe chapitre inédit du capital et pour notre interprétation simplifiée et résumée, cf. Temps critiques no 15, note 71, p. 49. Disponible sur le site de la revue.
http://tempscritiques.free.fr/spip....
14 – Cette
discussion autour de l’utilité est une tarte à la crème devenue un
sujet de discussion, style « café du commerce » dans lequel
s’expriment toutes sortes de jugements sur la réalité du travail des
autres et son « utilité ». C’est un vieux reste de
l’idéologie du travail et plus particulièrement du travail
productif, mais aujourd’hui il n’y a d’utilité que celle du capital,
qu’elle s’exprime du point de vue de l’offre (puissance de
capitalisation) ou de la demande (capacité de consommation et de
distinction).
15 – C’est moins
simple pour les NTIC car il y est difficile de distinguer entre
travail mort et travail vivant, entre producteur et consommateur.
Qu’est-ce qu’un logiciel par exemple ? C’est une combinatoire
entre les deux : du hard et du soft.
16 – Sur les
rapports entre « économie de marché » et capitalisme on
peut se reporter à mon article « L’économie de marché ne
représente pas une nouvelle formation sociale » (Noir et Rouge no 30, 1993) et pour une version plus complète à L’individu et la communauté humaine, vol I des anthologies de Temps critiques,
L’Harmattan, 1998, p. 320-331. Ce texte n’est pas sur le site et à
vrai dire il faudrait que je le reprenne en l’intégrant à mes
derniers développements publiés dans Après la révolution du capital (L’Harmattan, 2007) et dans les numéros 15 et 16 de la revue.
17 – Un exemple de
technique d’actualisation se manifeste dans le bilan comptable
des banques. Quand la banque prête de l’argent à une entreprise, elle
inscrit le montant du prêt en actif alors qu’en toute logique
économique la somme devrait figurer à son passif. Ce dont tient
compte la banque ici, c’est uniquement de son revenu futur. Tout cela a
été théorisé par Irving Fisher au début du XXe siècle, mais
une telle hérésie bousculait trop les dogmes économiques en vigueur à
l’époque pour qu’elle soit reconnue immédiatement comme une des bases
de la nouvelle dynamique de la domination réelle du capital.
18 – En tout cas
rapports de force, conflits et luttes sont absents de ce livre d’une
facture qui reste très universitaire.
19 – Ce que nous
appelons le niveau 1 regroupe un ensemble de centres de pouvoir
aux intérêts parfois fortement divergents même si nombre de leurs
dirigeants sont formés à partir d’un même moule. Paul Jorion, dans sa
dernière rubrique du journal Le Monde du 9/10/2012, signale
trois exemples récents de ces intérêts divergents : un tribunal
de Washington a invalidé une mesure prise par la commission
américaine de surveillance du marché des produits dérivés afin
d’éviter une trop grande exposition aux risques ; l’organisme
mondial fédérant les régulateurs nationaux du prix des matières
premières a dû reculer devant l’alliance de l’OPEP et des grandes
compagnies pétrolières ; enfin, le régulateur des marchés
boursiers américain n’a pu prendre des mesures visant à empêcher un
effondrement du marché des capitaux à court terme, un membre de son
comité directeur lié à la finance s’y étant opposé. À l’inverse, des
alliances entre ces centres de pouvoir se tissent aussi sans cesse,
comme ceux qui lient les États occidentaux à leurs « banques
systémiques », lesquelles sont assurées de leur solvabilité en
cas de coup dur car il s’agit alors « d’intérêt
général » !
20 – Je renvoie là-dessus à la polémique entre Adorno et Popper sur la « méthode » dans T. Adorno, K. Popper, la querelle allemande des sciences sociales, Complexe, Bruxelles, 1979.
21 – Cela perce
parfois dans quelques remarques. Ainsi, à la note 1,
p. 153-154, Nitzan-Buchler évoquent la critique faite à Marx par
K. Polanyi à propos de la caractérisation de la force de travail comme
marchandise. Pour rappel, la force de travail n’est pas une
marchandise pour Polanyi car elle n’est pas produite spécifiquement
pour être vendue sur un marché. Ce n’est qu’une marchandise
virtuelle ou une « quasi-marchandise ». J’ai d’ailleurs
repris cela pour comprendre la dynamique du capital, le
développement de l’État-providence, des revenus sociaux, bref, de
la « société de consommation » ; et parallèlement pour
dénoncer le caractère absurde des « croyances » marxistes en
une tendance à la paupérisation absolue ou à la loi d’airain des
salaires. Or que lit-on dans cette note ? Que l’argument de
Polanyi ne tiendrait pas parce qu’aujourd’hui beaucoup de parents
calculeraient la rentabilité future de leur enfant sur le marché
du travail. Certes, on ne peut pas empêcher des parents d’y penser,
mais cet argument provient en droite ligne des modélisations
socio-économiques anglo-saxonnes réduisant tous les comportements
sociologiques à des calculs d’intérêt économique. Ceci n’est
qu’un petit détail, mais il a son importance, je crois, pour
comprendre le contexte d’écriture des auteurs, leur cadre théorique.
Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important, pour moi en
tout cas, c’est qu’ils sont capables en une phrase de s’élever bien
au-dessus de cela, par exemple en énonçant que le processus de
capitalisation est bien plus large et donc qu’il englobe le
processus de marchandisation. Je suis entièrement d’accord avec
cette affirmation… qui, du coup, résout la question de la véritable
caractérisation de la force de travail. L’essentiel devient qu’elle
est aujourd’hui capitalisée ; elle n’a donc pas besoin d’être
rabaissée au niveau des autres marchandises, quand globalement, ce
qui est capitalisée ce n’est plus exactement de la force de
travail, mais de la « ressource humaine ».